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30 septembre 2024
Rendre les enfants heureux, mais à quel prix ?
J’interviewais récemment des parents d’enfants de 2 à 8 ans. À la question « Que souhaitez-vous comme objectif d’accompagnement ? », la réponse était : « Que mon enfant soit heureux ». Je comprends ce souhait de vouloir que les personnes que nous aimons soient « heureuses », et, par conséquent, comment ne pas souhaiter que nos enfants le soient ? Le souci est que nous n’imaginons ni le poids ni les conséquences de devoir remplir ce rôle impossible : être un enfant heureux.
Nous avons fait des émotions désagréables (colère, tristesse, peur, angoisse, frustration, etc.) des responsables, des coupables de notre mal-être. Pour être heureux, et donc, pour que nos enfants soient heureux, nous en avons déduit qu’il fallait éviter ces émotions. Nous avons créé un malaise humain international autours des émotions désagréables que nous rejetons, ignorons, refoulons, camouflons, et que nous ne voulons pas côtoyer, à tel point que nous allons jusqu’à nous médicamenter pour oublier. Et nous sommes devenus de véritables professionnels en la matière. Nous n’avons pas réalisé qu’en évitant les émotions désagréables, nous avons surtout appris à ne pas les gérer.
Ainsi, nous vivons dans un monde de surpositivisme omniprésent (pour ne pas dire insupportable, parfois), où nous utilisons tout un éventail de réponses stratégiques face aux émotions malaisantes qui pourraient s’échapper des enfants, ou de tout autre humain : « Ça va aller, ne t’inquiète pas ! » face à la peur ; « Calme toi ! » face à la colère ; « Ça ira mieux demain ! » face à la tristesse. Nous fuyons le présent, sautons dans le futur et emprisonnons ces émotions insalubres que personne ne veut et dont personne ne sait que faire. La meilleure option est-elle de faire semblant que ces émotions n’existent pas, ou bien de les accueillir et de les déposer à l’extérieur de soi ? À ma connaissance, notre corps n’est pas un réceptacle illimité pour les contenir. Ne risquons-nous pas (et notre enfant ne risque-t-il pas lui aussi) d’exploser tôt ou tard ?
« Résultat » versus « Être »
Désirer certaines émotions chez les enfants revient à désirer ce que nous ne contrôlons pas. Sans s’en douter, en souhaitant que leur enfant soit heureux, les parents deviennent esclaves du vécu de ce dernier. Si l’enfant réussi à satisfaire le besoin du parent (être un enfant heureux), le parent sera heureux ; si l’enfant est malheureux, vous connaissez la suite… Or, l’enfant, qui apprend par miroir, risque de déposer à son tour son bien-être à l’extérieur de lui. À tellement se centrer sur un résultat externe, être heureux, nous laissons peu de place aux enfants pour « Être », tout simplement. Comment réussir à être heureux si nous ne savons plus qui nous sommes ? De plus, pour être heureux de ce qu’il nous arrive, encore faut-il avoir le contrôle sur ce qu’il nous arrive. Comment le parent peut-il assurer que son enfant soit « heureux » si cela ne dépend pas de lui ? L’humain ne devrait-il pas apprendre à ne désirer que ce qui dépend de lui ? Et si être heureux était une conséquence incontrôlable découlant d’habiletés contrôlables ? Je vous invite à faire un retour en arrière.
« Nous avons créé un malaise humain international autours des émotions désagréables que nous rejetons, ignorons, refoulons, camouflons, et que nous ne voulons pas côtoyer, à tel point que nous allons jusqu’à nous médicamenter pour oublier. »
Une définition idéalisée à revoir
Autrefois, nous cherchions l’or ; aujourd’hui, nous cherchons à « être heureux ». Pourtant, partir à la quête de quelque chose que nous n’arrivons pas à définir semble bien dangereux. Nous risquons de prendre plusieurs chemins erronés et de ne jamais arriver à destination.
Plaisir et être heureux sont deux notions souvent confondues. Le plaisir est éphémère et dépend d’un élément externe ; le sentiment d’« être heureux » serait, quant à lui, une satisfaction profonde qui découlerait d’une certaine estime de soi (intérieure), ce qui rendrait ce sentiment durable dans le temps. Si nous souhaitons que l’enfant ne connaisse pas de difficultés, nous risquons de l’enfermer dans un principe de plaisir et de le rendre intolérant à tout inconfort. Ce plaisir ne serait cependant qu’une illusion « d’être heureux ».
Souvent, nous pensons qu’une vie heureuse signifie une vie sans problèmes. Ainsi, lorsque nous percevons un obstacle, une partie de nous crie : « Alerte, demi-tour ! ». Mais si la vie est par définition entravée par des obstacles extérieurs, attendre qu’il n’y en ait pas ne serait-il pas se placer dans un état de quête sans fin où l’enfant finirait par se confronter à des situations qu’il ne saurait ni accueillir, ni tolérer ? J’entends déjà au loin : « Mais les parents sont là pour protéger les enfants ! ». À mes yeux, l’erreur est que nous interprétons la mission derrière le mot « protéger » comme éviter, tenir à l’écart des difficultés. Mais, sommes-nous en train de protéger ou de fragiliser ? L’enfant ne serait-il pas davantage protégé en étant mieux équipé ? Nous partons de l’idéal « que nos enfants soient heureux », et nous en faisons une obsession régie par la crainte, où nous passons à côté de ce qu’il y a de plus précieux : découvrir, expérimenter, tomber, faire des erreurs, apprendre, vivre.
Et si les obstacles faisaient partie de l’équation pour être heureux ? Et si les émotions désagréables n’étaient pas des ennemies à éviter, mais des ressources nécessaires à exploiter ? En voulant bien faire, en évitant aux enfants de vivre ces émotions désagréables, sommes-nous en train de les rendre heureux ou davantage peureux ?
Peut-être est-il venu le temps de se demander si le manuel d’emploi n’est pas à refaire.
Habiletés et Résilience
Je vois l’enfant comme un explorateur avec un bagage rempli d’outils qu’il ne sait pas encore utiliser et qu’il doit apprendre à découvrir. Vouloir le rendre heureux tout de suite serait le limiter, le priver des apprentissages essentiels et nécessaires à son voyage. Au lieu de cette mission impossible de le rendre heureux, les parents ne devraient-ils pas avoir pour mission de développer les habiletés émotionnelles de l’enfant pour que celui-ci soit en mesure de faire face aux obstacles inévitables ? Chaque parent ne devrait-il pas souhaiter que son enfant puisse expérimenter (à son rythme) toute la variété d’émotions de la vie pour les intégrer et apprendre à naviguer à travers celles-ci à un âge où il n’est pas seul mais accompagné et guidé ?
Et si le bonheur résidait dans le fait d’accepter que l’enfant ne sera pas toujours heureux, d’accepter que, dans ses expériences difficiles, il tirera des leçons essentielles pour grandir et s’épanouir ? Et si les émotions désagréables que nous évitons à tout prix renfermeraient l’or que les parents recherchent, les ressources essentielles pour faire face à la vie qui nous entoure ? Aurons-nous le courage de nous y confronter ? Et si, au lieu de chercher à rendre les enfants heureux, nous cherchions à rendre nos enfants résilients, afin que ceux-ci apprennent à tolérer toutes les émotions sans aversion à leur égard ?
Pour moi, « être heureux » naîtrait dans l’interface entre le lâcher-prise sur ce que nous ne contrôlons pas et la responsabilisation de ce que nous contrôlons. Ce serait le sentiment de paix intérieure envers ce que l’on a aujourd’hui (dans le présent), qui découlerait de la confiance d’avoir les ressources pour faire face aux défis qui viendront (dans le futur), grâce aux connaissances tirées de nos expériences (passées) tout en acceptant de lâcher prise lorsque la vie aura son dernier mot.
Je souhaite que nous puissions repenser l’énergie que nous mettons au quotidien à tenter que les enfants soient heureux, afin de réinvestir cette énergie et ce temps dans le but de développer chez nos enfants de nouvelles habiletés qui les accompagneront durant le reste de leur vie.
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Cet article a été rédigé par notre contributrice, Paula Veenstra, psychologue et autrice. Vous souhaitez soutenir notre organisme comme commanditaire en promotionnant votre marque dans la création de contenu à impact positif ? Contactez-nous à phi@popuplab.ca
Références
1 • Article : Kohn, Alfie (2005). The Cost of Overpraising Kids. New York Times. Cet article traite des conséquences négatives de la survalorisation des enfants et de la recherche de la satisfaction immédiate au détriment du développement à long terme.
2 • Livre : Aldort, Naomi (2006). Raising Our Children, Raising Ourselves. Ce livre propose une approche parentale respectueuse des besoins de l’enfant tout en aidant les parents à élever leurs enfants sans sacrifier leur propre bien-être.
3 • Film : The Pursuit of Happyness (2006), réalisé par Gabriele Muccino. Ce film soulève des questions sur le bonheur, la pression sociétale pour atteindre un idéal de succès et le coût émotionnel de ce parcours, aussi bien pour les parents que pour les enfants.