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5 décembre 2023
Quand l’amusement permet la re.création
Quand l’amusement permet la re.création
Petite fille, l’état du monde via les médias me semblait déjà bien sombre. Aujourd’hui, alors que Noël approche, je retrouve parfois les angoisses de l’enfant que j’étais et je me demande encore : où va-t-on ? Pourtant, depuis, cet enfant m’a appris une chose ou deux.
Autrefois, je déménageais beaucoup du fait du métier de mon père, qui était militaire. Lorsque le harcèlement scolaire(1) m’est tombé dessus en deuxième année d’école primaire, il a été bien difficile de trouver des bulles de respiration. D’abord ce fût les livres. Puis les journées sont devenues encore plus noires, et même mes nuits se sont peuplées de cauchemars. L’année suivante, est venu le temps des récitations de poésies au tableau : loin d’être une torture de plus, la professeur ignorait qu’elle remettait entre mes mains l’outil redoutable de ma libération.
A ri, un ami qui vous veut du bien(2)
Comment oser réciter cette poésie, autrement qu’en rougissant, en me balançant d’un pied sur l’autre à en perdre tous mes moyens ? Dans ma chambre d’enfant, je ruminais la situation – morte de trouille. Alors, comme d’habitude en cas de coup dur, j’ai réuni le Grand Collège des Peluches et Poupées. J’ai récité ma poésie à cette foule velue aux regards immobiles, et j’en menais pas large. Je me sermonnais, me maugréais : « Enfin ce ne sont que des peluches, elles ne vont pas te manger toute crue ! », « Un peu de courage, ce ne sont pas les filles de ta classe ! ». Chemin faisant, je me suis piquée au jeu, malgré moi.
Peu à peu, voyant que je ne bafouillais plus, je trouvais le moyen de m’améliorer : et si j’essayais de mettre en valeur un mot, une émotion, le sens, comment le ferais-je ? Toute seule, dans le laboratoire de ma chambre, je domptais ma peur. J’ajoutais même des albums photos ouverts pour ajouter des yeux, des yeux, encore des grands yeux. Je m’encourageais à coups d’une mauvaise foi tenace : « Ce n’est pas si difficile ! ». Lorsque mon tour fut prêt, j’en riais d’avance – machiavélique.
Au tableau, le chaton apeuré que j’étais en cour de récré s’est transformé en feu-follet impérial, grâce à la plume de Colette et à son féroce « Poum »(3). Retournés comme des crêpes, mes petits camarades bretons, pour la première fois pâlissaient de me voir si féroce. À la récré suivante, le vent commença enfin à tourner en ma faveur.
Quelques mois plus tard, les voiles de mon père nous emportèrent encore ailleurs, et dès que l’occasion de réciter une poésie se présenta, je sautai dans l’exercice la tête la première. Les premiers de la classe, tout comme les bavards à capuches turbulentes, étaient séduits. Bonne pioche de la sérendipité concernant ce nouvel environnement, ou attitude4 qui ne laissait plus la voie possible aux comportements exécrables ? Toujours est-il que plus jamais on n’a osé arracher mon chouchou pour le mettre dans les toilettes, cacher mon manteau quand il pleut, tenter de me couper la tresse en passant discrètement dans mon dos ou m’empêcher d’entrer dans la cantine, quand c’était le tour de ma classe, pour que j’arrive en retard à la reprise de l’après- midi, etc…
La clé de ce bonheur retrouvé, c’est la confiance gagnée en une seule compétence, que j’ai forgé dans l’écrin de ma chambre en m’amusant comme un diable : savoir dire une poésie comme au théâtre.
Des bancs de l’école, à l’école de la vie
Cette bouée, j’en ai fait un point cardinal, mieux : une discipline. Quand on trouve l’outil de notre libération, il n’est pas question de le laisser filer. Imaginez-vous devoir jouer la célèbre comédie musicale « Cabaret », et être gêné de danser et chanter en petite tenue flamboyante, vernis pailleté de bon goût et perruque extravagante, parce que votre grand-mère est dans le public. L’acteur dans le malaise le communique à tout le public – c’est le miracle des neurones miroirs et de l’empathie. Un acteur, qui en prend son parti, malgré la pudeur de sa grand-mère, et porte le texte, embarque son monde. Le premier aura eu une attitude d’amateur, le second une attitude professionnelle. Dans la vie, c’est la même chose.
« décidons que la vie soit une aventure passionnante, munis de la flamme de l’amusement, réchauffant nos cœurs d’une Joie inébranlable. »
Un, deux, Troie
L’amusement n’est pas un cousin lointain de l’hybris grecque qui voudrait que l’on cède à nos moindres désirs par caprice, quitte à nous entraîner dans des montagnes russes hautement scénarisables et aux égarements émotionnels chatoyants. L’amusement est ce courage enfantin du recommencement, ce fil rouge en filigrane que nous murmure la tempérance de l’adulte qui relativise les situations et imagine les stratégies de résolution. L’amusement est le moteur qui permet de nous faire avancer encore – osons, l’âme usement : dans son long voyage de retour à Ithaque, Ulysse ne s’est pas perdu en chemin, contrairement à ses camarades(5). Certes il était loin d’être un héros parfait, car son arrogance et son panache ont failli le perdre maintes fois(6), mais son ingéniosité et sa prudence n’étaient jamais loin.
Déjouant les pièges des dieux et renonçant même à l’immortalité offert par la nymphe Calypso7, il a affiné sa connaissance du monde et de lui-même. Une aventure palpitante, une vie incroyable, oui. Voir de nouveaux paysages et des créatures toujours plus étranges, certes. Rentrer à Ithaque, toujours. Finalement, le voyage ne serait-il pas de voir avec de nouveaux yeux ?
« Love is all around »(8)
Les comédies de Noël ont regagné nos écrans depuis quelques semaines, et avec elles les organisations familiales à remettre sur pied : comment accorder les dates dans la fratrie, en tenant compte des belles-familles ? Ajoutez un couple divorcé ou deux et vous grimpez d’un niveau à « Christmas Mario ». Pour peu que la famille soit éparpillée dans le pays ou le continent, comment s’accorder sur le lieu de rencontre, quand l’inflation fait regarder à deux fois aux dépenses de transports ? « Zoom » ce serait quand même plus écolo, mais difficile alors de partager la dinde… Végane la dinde ? Les festivités de Noël, derrière leurs chants et moments de partages, peuvent cacher bien des casse-têtes.
Certes dans le monde merveilleux des adultes, le père Noël n’existe pas et un certain rationalisme a remplacé l’enchantement candide des premiers Noël. Pourtant ni la thérapie inefficace de tante Albertine, ni les mauvaises blagues de l’oncle grognon, ni le pudding traditionnellement passable de la grand-mère, ni les pulls moches n’émoussent l’envie de se réunir quand, au lieu de subir les relations intrafamiliales, on se met dans la posture de vouloir s’amuser à passer un moment ensemble. Oui, s’amuser comme un acteur. Créer un jeu auquel les autres auront envie eux aussi de participer.
S’amuser à être poli, s’amuser à retracer les limites si nécessaire, s’amuser à rénover la tradition, à être une version de l’adulte que l’on a envie d’incarner pour ne pas rester figé dans la version que les uns et les autres voudraient que l’on soit. L’amusement n’est-il pas ce pas de côté qui permet de désadhérer de ses croyances et de vivre les choses autrement ? S’amuser pour s’incarner, être soi, entier ; et non une multitude de miroirs brisés renvoyant à chacun ce qu’il a envie de voir en nous, au risque de ne plus s’y retrouver soi-même.
Puisque comme Ulysse, nous devons rentrer à Ithaque, et que nous refusons que nos vies ne soient rien, décidons que la vie soit une aventure passionnante, munis de la flamme de l’amusement, réchauffant nos cœurs d’une Joie inébranlable.
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Cet article a été rédigé par notre contributrice, Alexiane Thérier, autrice et scénariste. Vous souhaitez soutenir notre organisme comme commanditaire en vous impliquant dans la création de contenu à impact positif ? Contactez-nous à phi@popuplab.ca
Illustration : Dalkhafine
Animation : Josianne Lacroix
Références
1 • UNICEF – Qu’est-ce que le harcèlement scolaire ?
2 • « Harry un ami qui vous veut du bien » réalisé par Dominik Moll
3 • Colette, « Poum », La paix chez les bêtes, Paris Crès, 1916
5 • Homère, Odyssée. Les notes 6 et 7 concernent le même ouvrage.
6 • Lorsqu’il nargue Polyphème, le cyclope fils de Poséidon, par exemple. Chant IX.
7 • Chant V.
8 • Bill Nighy a reçu le BAFTA du meilleur acteur dans un second rôle qui contenait notamment cette chanson. « Love actually », réalisé par Richard Curtis, Universal Pictures, Working Title Films et DNA Films, 2003