Celui qui emprunte la voie de la sérendipité avance avec audace et tempérance

Lorsqu’un artiste cumule les rôles d’auteur, compositeur et interprète, ou qu’une personne endosse les rôles de scénariste-réalisateur-producteur et acteur, certains esprits taquins pourraient penser qu’il cherche simplement à maximiser ses droits sur une œuvre. Cette critique est souvent réservée à ceux qui semblent dispersés et incapables de se consacrer à une seule tâche. Pourtant, je ne compte plus le nombre d’amis talentueux qui après une thèse en sociologie se sont convertis en boulangerie ou en art thérapie, celles qui sont passées des cabinets de conseil ou de la finance, à l’enseignement, ont repris des études en psychologie, celles qui sont graphistes et créatrices de bijoux, ceux qui sont menuisiers et acteurs… Fusionnant ainsi des compétences variées, trouvant des dénominateurs communs aux étiquettes qui autrefois nous séparaient, trouvant dans un métier l’antidote de l’autre pour s’équilibrer.

Cette diversité surprend ceux habitués à des carrières plus linéaires. Ont- ils cédé aux pulsions de la passion, à la lassitude d’une situation, ou à leur curiosité face aux horizons inexplorés ? Quel arc narratif un recruteur pourrait-il imaginer dans ce méandre de zig-zags qui semblent hésiter entre différents pôles ? Quelle est la quête réelle du slasheur, dans son étrange marelle qui passe du coq à l’âne ?

Ces questions légitimes, j’aimerais la poser autrement : si l’on ne suit toujours que son objectif, rien que son objectif et son nombril, quelle place laisse-t-on à la rencontre et à l’Autre dans notre parcours ? Sommes-nous si sûrs d’être capable de pouvoir trouver notre place dans le vide et sans l’Autre ?

Sérendipiquoi ?

Reprenons la définition du sujet : « la sérendipité » est un anglicisme désignant la capacité, l’aptitude à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l’utilité, qu’elle soit scientifique (le vaccin contre la variole 1) ou pratique (le velcro 2) – ou gourmande (la tarte tatin 3).

Avant l’anglicisme, il y avait un mot persan, « Serendip », qui désignait l’île de Ceylan – et un joli conte que je vous invite à découvrir 4. Plus loin encore, on le retrouve en arabe, en tamoul et même en sanskrit, Suvarnadweepa. En cette ère de fascination pour l’horizontalité de notre mondialisation, il est intéressant de rappeler le voyage de ce mot, à travers les frontières géographiques (horizontales donc) et temporelles (verticales) ; non pour étaler une science de confiture (moins on en a, plus on l’étale…) mais parce que retrouver la verticalité d’un mot, c’est savoir d’où il vient et où il peut aller – et donc, où il ne peut pas. Par extension, connaître sa verticalité peut nous aider à retrouver la nôtre.

Or, il apparaît que la sérendipité sonne comme un mot magique que certains aimeraient brandir comme un nouvel abracadabra.

« Pénicilline, Viagra, aspirine, chlorure de vinyle, édulcorants intenses, nylon, LSD, rayons X, téflon, velcro, vulcanisation… Quand la démarche scientifique flirte avec le mystère et l’insaisissable »

Sérendipité, curiosité, hasard ?

Si certains voudraient réduire le mot à la joie de trouver dans une vitrine quelque chose que l’on ne cherchait pas, la sérendipité, en soi, correspond plus à la démarche scientifique : un chercheur fait une hypothèse, construit une expérience, la confirme ou l’infirme ; et de ces nouvelles fondations en repose une nouvelle.

Il construit peu à peu ses travaux pour aboutir – peut-être – à quelque chose de partageable pour la société. Il accepte l’incertitude du résultat, avec méthode. Le hasard sourit, à celui dont l’esprit est bien préparé. Car il y a bien une chose qui distingue le hasard mou de la sérendipité : là où le hasard est une méduse qui dérive sans cervelle au gré des courants, la sérendipité demande de la lucidité et une mise en action.

Tracer un chemin : une volonté de faire

Il suffit de courtes recherches pour tomber sur des résultats plus ou moins abracandabrantesques concernant la sérendipité. Charybe de l’astrologie par- ci, Scylla de la magie par-là, signes, reïki, magnétisme, divination, projections mentales « mentalise ce que tu veux et le père Noël l’univers te l’enverra », etc… Nous sommes certes nombreux à avoir besoin de réenchanter le quotidien, sommes-nous pour autant si nombreux à être prêt à abandonner notre lucidité pour un anglicisme cool qui donne l’impression de faire partie d’une communauté ? La sérendipité n’existe et n’est agissante qu’à deuxconditions : une capacité à voir, et une capacité à faire.

Qu’il y ait une heureuse découverte, alors qu’on en attendait une autre, formidable ; mais n’est-ce pas simplement un rappel que nous devons saisir les opportunités par les cheveux lorsqu’elles se présentent, car nous ne sommes que des Hommes ? Et non des démiurges, de purs esprits vivants dans un monde d’idées, informe et sans limite. N’est-ce pas un rappel que nous devons toujours affûter notre esprit par la métis, et user de notre ars cogitandi ? Autrement dit, n’est-ce pas un rappel que nous devons toujours faire des aller-retour entre soi et le monde, entre l’hypothèse et l’expérience, entre la théorie et l’exemple, n’est-ce pas un appel au travail et à la tentative de la nuance ?

Oser les détours du cheminement

Attraper kaïros par les cheveux, le bel angelo de l’opportunité qui nargue les autres concepts du temps, dont chronos le linéaire. Le saisir au vol, aller frotter nos neurones à ceux de nos congénères, pour passer de la bête humaine à un Homme debout, voilà ce que nous suggère la sérendipité depuis l’horizon de Suvarnadweepa.

Pénicilline, Viagra, aspirine, chlorure de vinyle, édulcorants intenses, nylon, LSD, rayons X, téflon, velcro, vulcanisation… Quand la démarche scientifique flirte avec le mystère et l’insaisissable, la muse Uranie 5 parfois répond favorablement – et le visage du monde se transforme.

À titre personnel, grâce aux personnes rencontrées, dans un club de sport, sur un plateau de tournage, en coworking ou en famille, je reviens toujours dans mon axe. La beauté de la rencontre humaine et ses hasards permettent une chose inaccessible à la machine – pour qui le doute et la souffrance sont inconnus : par l’émotion, ajouter un soupçon de chaos, pour nous questionner, nous demander de nous positionner, de rectifier le cas échéant, pour suivre notre cœur en conscience, en trouvant un équilibre entre la certitude et le doute, pour toujours rester dans la danse de la vie.

Cet article a été rédigé par notre contributrice, Alexiane Thérier, autrice et scénariste. Vous souhaitez soutenir notre organisme comme commanditaire en vous impliquant dans la création de contenu à impact positif ? Contactez-nous à phi@popuplab.ca

Illustration de couverture : Dalkhafine
Animation : Josianne Lacroix

Références

1 • Edward Jenner, Royaume-Uni, 1796

2 • George de Mestral, ingénieur électricien, Suisse, 1948

3 • Plusieurs légendes culinaires entourent l’apparition de la tarte des sœurs Tatin, estimée entre les années 1880 et 1890, en Sologne en France.

4 • Les Trois Princes de Serendip, conte persan traduit en italien par Cristoforo Armeno, 1557

5 • Uranie, muse des sciences (astronomie et astrologie), souvent représentée couronnée d’étoiles, avec un globe sur un trépied, un compas à la main et entourée de plusieurs outils de géométrie.

Notre Blogue